Allocution prononcée par Louis Rwagasoreen l’honneur du Révérend Frère Secundien

Usumbura, mardi 14 octobre 1958

Révérend Frère,
Vous voici de nouveau parmi ceux, il y a encore quelques années encore jeunes gens, [à qui] vous avez dû inculquer des principes de morale, de civisme et du savoir et de la science. Que peuvent être vos sentiments aujourd’hui, est-ce ceux du regret ou de la fierté? Et nous qui vous avons connu il y a à peine dix ans alors que nous vous regardions avec des yeux des enfants bien jeunes, nous vous écoutions avec un esprit d’enfants, esprit curieux sans doute mais qui ne pouvait ni tout comprendre ni tout saisir; comment oserions nous vous recevoir, est-ce avec honte ou fierté?


Une chose est d’ores et déjà certaine: la bonne graine a été semée, à la fois par les bons semeurs et dans une terre fertile, et à présent les fruits sont mûrs et bons. Le Burundi comme le Rwanda ne peuvent-ils pas être fiers de ceux que vous appeliez par ironie ou par humour: « imbéciles » ? Car les mots
d’enseignement et de moralité que vous nous lanciez comme un vent violent [jeté] à travers la campagne, [ne sont] pas tous restés vains. Beaucoup sont tombés dans les oreilles de vos élèves … Et ils ont mis le
temps aujourd’hui d’y mûrir.

Dans le domaine professionnel, si le temps vous le permet, passez chez les chefs de vos anciens, ils vous en parleront 2 • Ils sont en effet pour la majorité à la hauteur de leur tâche et de leur devoir. Quant au point de vue moral, ils sont en général dignes d’une jeune génération montante. Bien sûr lorsque nous avons quitté le Groupe scolaire d’Astrida dans lequel nous avons tous laissé nos meilleurs souvenirs et où nous avons passé le plus heureux de notre vie, et malgré le bagage que nous emportions, nous ignorions exactement la dure tâche qui nous attendait, le visage réel des difficultés inévitables que la vie nous réservait …


Pourtant nos illusions ne se sont point encore dissipées, car malgré des difficultés et les faiblesses, si nous restons des hommes droits, sincères, croyants et honnêtes, la vie ne peut nous donner que des moments de joie et de bonheur. Je ne sais plus qui a dit que « la vie des hommes qui vont droit devant eux, renaîtraient-ils dix fois en dix mondes meilleurs, serait toujours semblable à la première. Il n’y a qu’une façon d’aller droit devant soi 3. »


C’est pourquoi, Révérend Frère Secundien, en cette heureuse unique occasion et en tant que porte-parole de la Section d’Usumbura des Anciens d’Astrida, je me permets d’élever la voix et de le redire à tous: le pays, nos compatriotes, nos frères et sœurs, nos parents, touS’ceux qui n’ont pas eu la chance que nous avons eue, nous regardent, nous observent, nous jugent sévèrement et attendent de nous, beaucoup.
Ils attendent que nous donnions à la nation le droit d’espérer en leur montrant le bon exemple de travail, de courage, de ténacité, de méthode, de générosité et d’hommes. Or, ce pays est le nôtre, ils sont encore plus exigeants; ils veulent de nous que nous soyons des décidés pour la cause belle et magnifique qu’est
la contribution à l’évolution générale d’un peuple. Pour le reste, nous trouvons encouragements dans les paroles de Guillaume d’Orangé et nous en faisons les nôtres: « Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer. »

Hélas, devant nous, nous ne pouvons rien cacher, nous devrons pouvoir parler des autres, de ceux – peu nombreux heureusement – qui n’ont pas compris ce qu’on veut d’eux ni n’ont saisi la portée de grandeur de leur devoir, de ceux qui veulent réussir seuls, qui sont sans aucun idéal, sans aucun élan de leur cœur, ceux qui ne vivent qu’en parasites ou qu’en exploitant des pauvres et des faibles. Tous ceux-là, les premiers comme les seconds, sont dans le même bercail et si, Révérend Frère, lorsque vous avez commencé votre mission ici vous vous êtes créé des responsabilités,~lles ne sont point encore finies tant qu’il y aura des brebis galeuses. A ce moment encore votre devoir sera d’encourager les bons car la tâche est difficile et les tentations fortes.


Et ici je porte hommage à la Congrégation des Frères de la Charité 5, cette institution de notre siècle, institution qui a si bien compris et s’est bien adaptée au temps moderne dans lequel nous-mêmes avons connu la lumière et la vérité, et durant lequel des horizons immenses, jadis fermés à nos esprits, ce sont ouverts devant nos yeux incroyants, étonnés et émerveillés, car comme disait Alain 6 le plus grand bonheur consiste à espérer ce qu’on n’a pas prévu. Sans doute, la Congrégation des Frères de la Charité, comme tant d’autres dans ce pays, dans des conditions parfois difficiles mais toujours avec amour, jour par jour, a eu comme seul souci de servir et de collaborer au progrès de notre pays. Et, j’en
conviens, le résultat est patent.


C’est pourquoi, Révérend Frère, nous vous confions un message adressé au Révérend Père général: envoyez-nous encore des Frères Secundien au Rwanda comme au Burundi. Car tant de domaines où vos enfants peuvent encore exercer leur charité sont encore inoccupés: les aveugles ne voient pas encore, les sourds n’entendent pas, ni les muets ne parlenr? Ces aveugles, ces sourds, ces muets, ne sont pas inutiles. Ils ont leur place parmi les citoyens, ils ont leur rôle à jouer dans la société. Nous ne pouvons les abandonner. l’ai vu personnellement tant de choses, tant de belles choses dont ils sont capables, ils n’ont plus droit à la pitié, mais bien à la dignité et à la fierté.

Enfin, pour terminer, je le répète, l’œuvre belle et grande n’est point finie, le chemin est encore long et difficile, le tournant inquiétant, les descentes dangereuses. A nous, si nous voulons arriver au bout, de nous tenir les mains, nous jeunesse du Rwanda-Burundi et de marcher, la tête haute en respect humain, sans cette timidité qui étouffe les bonnes intentions. Nous devons enfin, plus que jamais, porter haut l’étendard de notre devise: Servir .


Servir qui? Le servir pour quoi? Le servir comment?
Servir les autres avant tout: le pays, ses chefs et ses institutions s’ils sont bons et justes; servir le peuple, servir nos compatriotes. Les servir parce que c’est notre devoir, notre rôle, parce que c’est la
reconnaissance de la chance, du privilège que nous avons eu, parce que, enfin, le pays l’attend de ses enfants les meilleurs.
Servir sans jamais s’en lasser, servir avec le cœur, sans attendre en dehors de nos rémunérations normales, que du bonheur intérieur du devoir bien accompli.
Ainsi, Révérend Frère Secundien, ainsi nous fetons briller sur nos fronts comme une étoile qui éclairera le beau pays du Rwanda-Burundi, notre devise et nous aurons mérité sans orgueil notre surnom indatwa, c’est- à-dire élites. »

Source: https://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/2022-07/010057588.pdf

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